mercredi 16 novembre 2016

La valeur des Beatles

Parution de mon livre La valeur des Beatles dont voici la 4e de couverture :
"Peut-on encore prendre le risque de déterminer la qualité, l’originalité et la valeur politique des chansons du groupe le plus applaudi de l’histoire du rock ? Tel est le projet de cet ouvrage qui esquisse une évaluation de l’œuvre des Beatles, suivie d'une analyse sociologique de la formation et de la carrière des membres du groupe. Cette analyse met en lumière le lien entre la valeur de leur production musicale et ses conditions de production. Sont ainsi examinés l’apprentissage des deux compositeurs principaux du groupe (Lennon et McCartney), le parcours du combattant pour se faire connaître, leurs conditions de vie et de travail, les contributions artistiques de leur producteur George Martin et de leurs compagnes, Yoko Ono notamment. Il s’agit finalement de répondre aux questions suivantes : la musique populaire, dans sa forme la plus réussie, et la musique savante peuvent-elles être d’égale valeur ? L’œuvre des Beatles a-t-elle marqué l’histoire de la musique occidentale ? Peut-on dire comme le compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein : « Les Beatles sont les Schubert de notre temps » ?"

Une belle critique par Bernard Gensane (https://blogs.mediapart.fr/bernard-gensane/blog/161116/laurent-denave-la-valeur-des-beatles-rennes-pur-2016) :
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C’est peu dire que, vu l’immense bibliographie qui a été consacrée aux Beatles – en groupe ou pris séparément, il n’est pas simple, 54 ans après “Love Me Do”, d’offrir un travail original les concernant. Mission accomplie par le sociologue Laurent Denave qui s’est efforcé, au travers d’une rigoureuse étude, d’évaluer la « valeur » des Beatles. Valeur esthétique, humaine, historique. Valeur marchande également.

La démarche programmatique de l’auteur était très engageante : « justifier la thèse d’un lien entre la valeur de la production et les conditions de production, évaluer l’œuvre des Beatles, comprendre comment ces créateurs ont pu produire une œuvre de cette valeur, de cette qualité, de cette originalité ».

Le parti prix de l’auteur était de mettre en regard la musique populaire et la musique savante, ce qu’on appelle plus communément la musique classique. En s’arrimant longuement à l’exemple de la vie et de l’œuvre de Schubert (Leonard Bernstein déclara dès 1964 que les Beatles étaient les Schubert de notre temps), Denave explique de manière exhaustive ce qui tombe sous les sens : la musique de Schubert n’est pas meilleure que celle des Beatles mais elle est plus complexe, plus développée. Car s’il y a fort à parier que, dans 100 ans, on écoutera avec autant de plaisir “Yesterday” et “La jeune fille et la mort”, il n’en reste pas moins que McCartney aurait été incapable de composer la sonate n° 21 en si bémol majeur ou les impromptus – même s’il s’est essayé avec un vrai succès à la musique dite classique – tandis que Schubert a écrit cent fois des phrases musicales du niveau de “Blackbird”.
 
Le répertoire des Beatles fut de grande valeur parce, avec plein succès, ils ont voulu ne pas se répéter, innover toujours, se remettre en question en temps que créateurs et individus (Lennon en particulier). Des auteurs-compositeurs qui, en douze mois, furent capables de produire l’album Help puis Rubber Soul avaient quelque chose de diaboliquement exceptionnel. Huit mois plus tard, Revolverremettrait les compteurs à zéro en innovant absolument. Moins d’un an plus tard surviendrait l’incomparable Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band, grâce auquel les Beatles feraient quelques pas dans la musique savante. Ceux qui, comme moi, ont eu la chance d’être adolescents et d’apprendre l’anglais de manière vivante lorsque sortirent “Please Please Me” et “She Loves You”, furent sidérés à chaque commercialisation de leurs nouveaux disques, tout comme fut sidérée Ella Fitzgerald lorsqu’elle se jeta, pour l’enregistrer, sur “Can’t Buy Me Love” que le jeune McCartney avait écrit en une heure dans une chambre d’hôtel à Paris (avec cette ébouriffante élision du sujet du verbe dans le titre). Chaque nouveau disque était de l’inouï et de l’impensé. Il faut dire que l’air du temps était au foisonnement talentueux. Toutes les fois que les Rolling Stones, le Dave Clark Five, les Who, Donovan, sans parler de Dylan, des Beach Boys ou des Byrds, produisaient un disque, on avait droit à un nouvel univers musical, à un nouveau langage qui éclipsaient ou faisaient oublier ce qui avait précédé. Denave explique avec justesse que, même si la composition des chansons des Beatles fut le plus souvent personnelle, chaque membre du groupe avait besoin des autres pour être au sommet de son art. Après la séparation, on verra Lennon s’appuyer sur Yoko Ono et McCartney créer et jouer presque systématiquement en groupe. De l’avis de leur producteur et arrangeur George Martin, s’ils ne s’étaient pas rencontrés, Lennon aurait composé des chansons protestataires à la Dylan et McCartney de jolies mélodies sans acidité.

Rapidement, les Beatles furent milliardaires. Denave revient en détail sur ce que cela signifia. Au plan musical, la liberté totale de pouvoir imposer leurs conceptions, leurs exigences à leur maison de disque (EMI, à l’époque la plus importante au monde) et même à George Martin, praticien de la musique savante à qui ils devaient tout de même beaucoup. L’album Please Please Me avait été enregistré en douze heures. Pour Sgt Pepper's, les Beatles allaient monopoliser des studios d’Abbey Road pendant 700 heures, durant quatre mois, le plus souvent la nuit. Ils purent même enjoindre aux musiciens savants d’un demi orchestre symphonique de jouer avec un nez de clown lors de l’enregistrement de “A Day in the Life ”. Pour détendre l’atmosphère, prétendirent-ils. Denave étudie dans le détail les conditions matérielles de vie et de travail des Beatles. McCartney qui trouve un havre ultra bourgeois chez l’actrice Jane Asher et ses parents. Lennon, qui impose à sa femme Cynthia, tout aussi douée que lui en art pictural, de cesser d’étudier et de l’attendre sagement à la maison (la machisme des quatre Beatles n’était pas que structurel). Harrison, auteur de la chanson la plus poujadiste de la décennie (“Taxman”) qui s’achète – car le fisc ne lui a tout de même pas tout pris – un manoir gothique de 120 pièces dans un parc de 25 hectares à Henley, ville tranquille et bien bourgeoise de l'Oxfordshire. Les quatre Beatles, qui font poireauter pendant des heures les techniciens des studios avec lesquels ils ne partagent jamais un repas. Un groupe qui n’a guère chanté contre la guerre au Vietnam (ils protestèrent mezzo vocce), pour l’émancipation des Noirs aux États-Unis ou à propos de la condition ouvrière britannique qu'ils connaissaient pourtant d'assez près. Á sa mort, Harrison lèguera 100 millions de livres. La fortune de McCartney s’élève aujourd'hui à au moins un milliard d’euros, nettement plus que celle de “Her Majesty”, la « pretty nice girl » de la chanson.  C’est cela aussi, la valeur des Beatles.


Mais revenons à l’œuvre. Denave a beau dire, après d’autres, que les morceaux des six premiers disques ne présentent pas d’originalité majeure par rapport à ce qui a précédé et aux productions contemporaines, cela n’explique pas le succès foudroyant et planétaire de “I Want to Hold your Hand” (avec des paroles qui, objectivement, frôlent la débilité), de la chanson “A Hard Days’Night”, dont l’accord introductif ne peut pas être repris autrement qu’avec la partition (essayez, vous verrez), “Help”, où les accompagnants chantent à front renversé en précédant le soliste, “Yesterday” dont Ray Charles fit une inquiétante complainte et Marianne Faithfull une pavane élisabéthaine. Lennon expliqua un jour leur immense succès de manière très simple, sans même mettre en avant leur sens exceptionnel de la mélodie : « nous faisons une musique adéquate ». En une époque donnée, ils offrirent à un public donné ce qu’il voulait, sans le savoir ou en le sachant. Comment expliquer autrement la Beatlemania, peu présente dans ce livre alors que ce fut bien autre chose qu’une excitation, un défoulement irrationnels ?

Puis vinrent les innovations multiples que l’auteur décortique en détail. L’utilisation, jamais sans raison, d’instruments multiples et variés : une cloche de vache, un mellotron, un sitar, un synthétiseur Moog ; des fins de chansons en crescendo ; des éléments sonores non musicaux ; des chansons qu’on croyait finies repartant dans une toute autre direction ; l’abandon des structures harmoniques classiques du rock and roll. Denave cite par exemple “Hey Jude” (l’une des trois ou quatre chansons du XXe siècle) : il y a bien sûr cette fin de quatre minutes qui n’en finit pas, mais aussi « des contrastes entre grands sauts et mouvements progressifs, sons prolongés et successions de notes rapides, diction syllabique ou mélismatique et tension (« don’t make it bad ») avant résolution (« make it better »). Et puis un instinct supérieur dans les paroles qui font que cette chanson n’est pas ce qu’elle est. Paul écrit « the movement you need is on your shoulder » (le mouvement dont tu as besoin est sur ton épaule). Dans la vraie vie, cela ne signifie rien et Paul veut, par sagesse, supprimer cette phrase. John intervient : « garde là, je sais ce que cela signifie, c’est génial ».

Il y a également cette aptitude consommée à raconter une histoire, quand le thème de la chanson, les paroles et la musique sont en parfaite harmonie. Denave reprend une analyse du musicologue Walter Everett (The Beatles as Musicians : Revolver through the Anthology) : « Prenons “I’m only Sleeping”. Dans la première partie du couplet, lorsque le personnage se réveille (« When I wake up in the morning, Lift my head I’m still yawning ») la progression harmonique évolue franchement du premier au cinquième degré en passant par le troisième ; mais dans la seconde partie, il se ravise et reste au lit (« When I’m in the middle of a dream, Stay in bed, float up stream ») alors que la progression harmonique revient au point de départ et reprend sa progression initiale ». Les ruptures tonales déconcertent mais sont acceptées (“Being for the Benefit of Mr Kite”, “Happiness is a Warm Gun”). Les changements de tempo sont de plus en plus déroutants (“A Day in the Life”, “She Said She Said”). Leur ingénieur du son Geoff Emerick (Here, There and Everywhere. My Life Recording the Music of the Beatles) fera des merveilles (“Tomorrow Never Knows”). Plus que jamais avec les Beatles, les chansons sont des œuvres-enregistrements, des œuvres qui n’existent qu’en tant qu’enregistrements. Le mixage constitue finalement l’œuvre (Roger Pouivet, Philosophie du rock). Autrement dit, le son est la chanson. Le medium est le message

L’auteur analyse un paradoxe socio-politique important : c’est au moment où il s’enfonce dans la crise économique, où, comme l’avait observé Dean Acheson, il « a perdu un empire sans avoir retrouvé un rôle », où il emprunte au FMI pour boucler ses fins de mois (ce que jamais une grande puissance n'avait fait), que le Royaume Uni explose à la face du monde avec les Beatles, Carnaby Street, un cinéma renouvelé. C’est pourquoi la reine, sur proposition du gouvernement travailliste, décore les Beatles car ils ont permis à cette île déclinante de dominer le monde culturellement.

La « valeur » de cet ouvrage est grande. Il s’agit d’un texte très documenté qui offre des réflexions innovantes. Pour une prochaine édition, il faudra faire attention à quelques anglicismes ou calques de l’anglais  : « George Martin défend que » (« contends that »), l'insupportable « dédié » (dedicated), « 300 000 copies » (exemplaires). Je signalerai enfin que le père de George Harrison n’était pas conducteur de bus mais conductor, c’est-à-dire contrôleur, ce qui le situait à l’époque au plus bas de l’échelle sociale.

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Je remercie M. Gensane pour ses informations complémentaires mais également pour m'avoir signalé une petite erreur : le père de George Harrison est bien contrôleur de bus (et non chauffeur comme je l'ai écrit !).



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